Lectures


Martin Amis

La Maison des Rencontres

Editions Gallimard, Collection Du Monde Entier, Roman, Avril 2008.

Traduit de l'anglais par Bernard Hoepffner avec la collaboration de Catherine Goffaux.

Dans un camp, sur la pente du Mont Schweinsteiger, « la maison des rencontres » est cette cabane en rondin, lieu de tolérance « pareille à un avant poste d’extrême liberté », dans laquelle un prisonnier pouvait recevoir son épouse pour une nuit… sur mille. « Irritant, arrogant, caricatural », il est, pour « the gardian », « impossible de prendre plaisir à la lecture de ce roman »

A la manière de Dostoïevski, celui-ci traite de la question humaine, réduite au cœur du goulag à sa plus simple expression, abaissant l’amour au faire, pour que le banni récompensé puisse assouvir ses pulsions, dans un processus dévitalisant à l’extrême le mouvement affectif intersubjectif qui, depuis toujours, fonde le lien social.

Les confessions écrites, faites à Venus, sa fille adoptive, par un vieux russe, ancien vétéran de l’armée rouge, rival distancié de son jeune frère, idéaliste, ressuscitent un passé au cours duquel s’est joué, en équilibre instable, au-dessus de l’abîme de la détresse, un triangle amoureux impossible. Y aurait- il de la hauteur jusque dans l’abjection stalinienne du camp ?

Au détour d’une phrase décrivant la désanimation des trois protagonistes, on découvre, comme par inadvertance, quelque perle détachée du collier de l’humanisation.

La bassesse et l’avilissement que génère l’univers concentrationnaire sont le produit d’un totalitarisme, brutal, certes, mais assurant, avant tout, sa force des dénégations expertes de l’intelligentsia.

La plume du narrateur, intimement corrompu par le système qui le broie, est tenue par un écrivain auteur d’un roman qui irrite ceux qui pensent que la « chose » doit rester tue pour ne pas gâcher notre plaisir de lecteurs policés ! Georges Orwell avait eu la prudence d’utiliser l’alibi du Grand frère pour écrire « 1984 » qui devait s’intituler, souvenons-nous, « Le dernier homme en Europe ». Sans en être dupe, Martin Amis, en fait autant.

Ici, l’absence de gravité de l’auteur, dénoncée par ceux là, masque cette sensibilité d’écorché grinçante et désabusée qui fait que sa compassion s’adresse, en priorité, à tous les damnés, affamés et torturés de la terre, victimes, non seulement de l’abjection de l’état totalitaire, mais aussi de celle de doucereuses démocraties totalisantes . La littérature soutient le narrateur.
Au terme de son récit, celui-ci révèle un écrit posthume de son jeune frère :

« Ce dont je parle est le destin sur mesure. Quelque chose qui a été conçu en nous, qui se mêle à ce qui était déjà là […] Ils ont fait disparaître les hommes que nous allions être… Ma déformation, c’est le cynisme, dit-il, je me fiche de tout et de tous […Mais] je ne peux jamais dire que je me fiche de Zoya ». Cette phrase s’adresse-t-elle seulement aux tortionnaires soviétiques ?

L’amour de Zoya, centre du triangle passionnel, représente, sans aucun doute, pour les deux frères, l’ultime recours contre la dévastation des corps et des âmes. Mais, ce que nous indiquent, entre les lignes, ces victimes du totalitarisme, ce sont les ingrédients nécessaires à la dévastation : la dé-solation, bien sûr, (au sens d’Hannah Arendt), mais aussi les classifications, dites savantes, qui y remédient en créant, par leurs désignations, de nouvelles ségrégations et, par conséquent, de nouvelles concurrences. Ces systèmes se fondent des rivalités archaïques, « pour avoir sa mère à lui tout seul », comme le dit Lev dans la lettre à son frère aîné qu’il appelle, ironiquement son « redresseur ». C’est alors qu’advient, en toute lumière, la barbarie, hors sens apparent, dans des luttes fratricides, acharnées, comme celles qui opposent les « chiennes » aux « brutes ».

L’art de l’auteur consiste à mêler, dans son récit, la vie cruelle du goulag et les mystères triangulaires de l’affectivité. Et, c’est l’impossible amour qui apparaît comme le contre poison à la désanimation opérée par le régime. Pour en parler, le narrateur, jusque dans sa bassesse, tient la tête hors de l’eau par l’écart que crée son style. A l’évidence il y met de l’amour. Bien que brillant, foisonnant et elliptique, c’est, précisément, ce style, parfois grinçant, qui est reproché à Martin Amis. De savants critiques littéraires le disent dérisoire, voire déplacé, dans ce contexte, refusant d’y voir un rempart au désêtre, un ultime appel d’humanité, dans sa tentative de présence singulière à l’Autre.

Or, la désaffection de l’Autre, mécanisme privilégié des manipulations de masses bétaillères concentrées, est contemporaine de la création de cet homme neuro-économique loué récemment ,par les médias occidentaux progressistes… Il nous reste le style !

Par sa singularité reconnue, celui-ci n’est-il pas l’ennemi de toutes les aventures dictatoriales, aussi bien celles, totalitaires, de la raison d’état, que celles de la raison normative, libérale, informatisée ?
Le roman de Martin Amis, « La maison des rencontres », nous indique ainsi, à la lettre, par où passe la résistance du sujet humain.

Guy-Arthur Rousseau

18 juin 2008

 

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