Lettre à ceux qui se soucient du destin du Centre de Guénouvry

Guy Rousseau / ex-directeur du Centre de Guénouvry

Intervention à l'occasion de l'après-midi de réflexion sur le thème « transmettre aujourd'hui ?», du vendredi 19 octobre 2007, organisée par le Centre de Guénouvry


Nous ne cesserons pas notre exploration,
Et le terme de notre quête,
Sera d’arriver là d’où nous étions partis,
Et de savoir le lieu pour la première fois

T.S. ELIOT


Ce poème, en guise de remerciements, est dédié à ceux qui m’ont accompagné :


- Mme Marie Louise MAHOT, Présidente de l' ARTP
- Mr Albert TAILLANDIER, Vice Président de l' ARTP
- Et tout le Conseil d’Administration de l' ARTP
- L’équipe du Centre de Guénouvry, animée aujourd’hui par Gilles COURANT
- “Le choeur des assistantes familiales” du CAFS de Guénouvry
- Les enfants du Centre de Guénouvry qui m’ont appris à lire ce poème.

Chers amis,

Arrivé au terme de ma route, là d’où je suis parti, je voudrais, de cette place que j’ai laborieusement tenté d’investir, depuis huit ans déjà, de ce bureau directorial qui fut, m’a-t-on dit, l’ancienne cantine de l’école communale, je voudrais vous transmettre un message utile, savant et avisé qui ne relèverait pas de la basse cuisine quotidienne.

Or, ça m’est totalement impossible ! « Un lieu pour dire », aujourd’hui, me rend muet. Un je-ne-sais-quoi m’enserre et se fait pierre. Même le maniement technique des outils de la communication est irrémédiablement sapé par la puissance du couperet du dernier instant. Face au vide, je vais donc prendre le risque de l’énonciation, le risque de dire je, sans craindre ses illusions constitutives, pour vous raconter une histoire, des histoires, fictions vivantes de temps anciens qui civilisèrent pour l’habiter, l’espace d’un lieu-dit, l’école communale de Guénouvry.

A la manière des contes et légendes que Gigi Bigot sut y créer, faut-il redire sans cesse la mise en scène des origines, comme écran à l’abîme ? Pourquoi pas ? si cela nous humanise…

Il était une fois… l’histoire d’un lieu simple et précaire qui, se refusant au calcul d’une prétendue excellence, s’affirma, par la reconnaissance de la fragilité d’autrui jusque dans sa différence déconcertante. Telle est l’énigme d’un lieu qui nous oblige à la reconnaissance et à l’accueil de ces enfants qu’on dit fous, fragilisés par le contexte social d’hyper-normalisation dont l’objectif annoncé est de faire taire toute parole singulière.

Lors de mon arrivée, une représentante de l’administration n’avait-elle pas, avec pertinence et en référence à la loi, déclaré révolu « le temps des confitures dans les Cévennes », afin de forcer, sans doute, à une délocalisation vers la périphérie de ces villes où la massification casse les sujets comme du bois mort ? De même cet architecte, référence incontestée du milieu médico-social, qui, consulté pour penser la réhabilitation et la mise en conformité des bâtiments, déclara qu’il fallait tout raser, s’appuyant sur la langue de bois technocratique qui permet, de nos jours, de passer un baume anesthésiant sur les ratages et les imperfections du passé.

L’histoire de Guénouvry c’est d’abord l’expérience d’une ambiance vécue au quotidien. Je ne peux m’empêcher de redire cette sensation première qui nous saisit à l’approche d’un « lieu pour dire » : « Il faut être arrivé chaque matin, dès l’aube, dans ce village verdoyant du Pays des trois rivières, il faut y avoir éprouvé ce pincement au cœur à la vue de cette grande bâtisse vétuste, flanquée de ses deux ailes qui furent les classes de l’école communale. Non loin, au sommet d’une colline, dans le prolongement des prés, montant vers le levant, se découpent, sur l’horizon, entre deux bosquets, les silhouettes des poneys entourant « Noisette », la pouliche ainsi nommée par les enfants qui vécurent sa gestation et sa naissance dans un grand frémissement. Selon certains, le lieu que le progrès n’a pas entamé, émerge à peine des brumes du XIXème siècle. »

Lors de mes « rêveries d’un directeur solitaire », j’ai parfois imaginé que les deux grands tilleuls aujourd’hui dévorés par le gui, avaient été plantés par l’un de ces hussards noirs de la République, Arthur Rousseau, mon grand père, qui en fut directeur. Je ne peux résister à l’envie de vous lire des extraits des lettres, récemment retrouvées, que, du haut de sa chaire, il écrivait à sa fiancée.


Il était une fois, le 8 juillet 1907 :
« Du bureau directorial où je trône, je m’apprête à vous écrire…Je pensais bien pouvoir vous consacrer quelques instants sur mes heures de travail ! Hélas ! mes gosses ne m’en ont pas laissé le loisir ! Il me souvient de bien peu de journées où le maintien de la discipline réclama autant d’autorité »

Et puis, cet autre extrait, plus drôle :
« Je ne me foule pas ce matin, j’ai tout juste huit « momacques », je les laisse faire ce qui leur plaît ; je décore ma classe avec quelques tableaux-images : « Le labourage (Rosa Bonheur), « rentrée à bord » (Emile Bourgain) »

et plus loin :
«Décidément, ça va mieux, je viens de me surprendre à faire rire mes gosses : du haut de ma chaire, je les exhortais au silence, mon discours s’est terminé ainsi : c’est la grâce que je vous souhaite, ainsi soit-il ! Vous pensez si ça les amuse et moi aussi, du reste, de les voir s’amuser ! »

Si ces lettres ne nous permettent pas d’évaluer la compétence d’un instituteur de la république, elles nous montrent à l’œuvre ce que nous avons tant de mal à articuler, aujourd’hui, d’une place d’énonciation alternant interdiction autoritaire et permission bienveillante, faisant délibérément jouer, privé et public, imaginaire et symbolique. Elles nous indiquent qu’une place est toujours habitée par un sujet, jusques et y compris quand celui-ci occupe une fonction institutante.

« L’humain, ça s’institue » dit Pierre Legendre. C’est le fil rouge qui noue toujours le centre de Guénouvry. A la recherche de l’histoire, d’autres surprises nous étaient réservées. Ainsi, ce mail reçu il y a trois ans :

« Chers amis inconnus, mon message n’a aucun lien avec le travail si merveilleux que vous faites ; j’ai eu un vrai coup de cœur en découvrant l’école
de garçons où je suis née en 1936 et ou j’ai vécu jusqu’après la guerre en 1945.
Quel bonheur après avoir parcouru le monde de pouvoir fixer ces images de la petite enfance ! Mon frère et moi vivions un peu solitaires dans ce lieu loin du village ; la nature était notre grande amie. Depuis quand l’école a-t-elle fermée ?A quoi a servi ce lieu ? Le savez-vous ? Si cela peut intéresser vos enfants, je peux vous conter quelques faits de cet endroit à inclure peut-être dans l’histoire de Guénouvry. En regard du travail complexe qui est le votre, ce message vous semblera peut-être futile ; cependant, je peux témoigner de la forte influence de la nature sauvage, à l’époque, sur la formation des jeunes enfants. Merci à vous pour ce que vous faîtes. Un bonjour affectueux à vos enfants. Jeanne-Françoise Godard »

Il faudrait aussi rappeler la visite de Robert Gadessaud, fils de l’instituteur, con- disciple et ami d’Albert Taillandier, notre maire adjoint, lui aussi enfant de Guénouvry. Ce visiteur nous raconta comment sa mère faisait bouillir la marmite sur le poêle pour nourrir la petite communauté des gamins en galoches…

Malgré les affres de l’apprentissage, malgré la sévérité du père enseignant, restera le souvenir d’une classe qui sentait bon les saucisses et la soupe aux choux.


Il était une fois, il y a plus de trente ans, c’est une volonté militante qui poussa un couple d’éducateurs, Yves et Rose Marie Guérin, à investir l’école de campagne de Guénouvry. Ils venaient de Bonneuil sur Marne où avec la psychanalyste, Maud Mannoni, ils avaient contribué à créer l’école expérimentale. En refusant radicalement toute ségrégation (et l’école républicaine s’y prêtait) se posait, pour eux, d’abord et avant tout, la question de la place faite à l’écoute d’enfants en très grande difficulté psychique.

Héritier de cette histoire, marquée par une théorie de la psychose et du sujet, le centre est encore, aujourd’hui, confronté aux symptômes et au « savoir qui ne se sait pas ». Il ne s’agit pas de réparer un défaut ou de combler un manque, mais d’accepter le ratage qui instruit, de tolérer le symptôme « comme parole en échec » ce qui est moins gratifiant, sans doute, que l’affichage spectaculaire des techniques savantes de rectification du comportement généralement désignées aujourd’hui comme « bonnes pratiques ».

Ce sont les Guérin, comme on les nommait ici, qui ont mis en place ce système complexe et contesté par la modernité savante, qui a produit le formidable travail des assistantes familiales sachant accueillir et tolérer l’intolérable dans la simplicité de leur vie quotidienne.

Cette page d’histoire de l’école de Guénouvry restaura ce principe fondamental d’humanisation, à savoir qu’il faut une scène à l’homme pour habiter la séparation d’avec soi et les choses. Ainsi, au jeu du dedans et du dehors, plusieurs générations d’enfants, dits en grande difficulté psychique se sont confrontés aux affres de l’altérité, en allant chercher le pain au village, en faisant les courses chez Dédée à l’épicerie-buvette, ou en rencontrant artisans et paysans pour découvrir leur métier. Leur acte d’inscription dans les locaux de la communale les a, d’emblée, marqués du sceau du symbolique, garantissant la reconnaissance de l’autre et privilégiant l’échange comme condition première du « travail de la civilisation », selon l’expression de Freud.

Haut de page


Il était une fois…
J’ai le sentiment d’avoir, dans cette école, effectué un travail de passeur en introduisant dans le lieu lui-même, de l’extériorité, en redéfinissant des limites favorisant ainsi ces passages propres à désamorcer la « désanimation » que nous fait subir l’autisme.

En suscitant un aller-retour entre souffrance et parole, la fonction narrative mise en jeu, chaque jour, par l’équipe, avec des enfants murés dans un silence éternel, a permis de transformer leur vie de plomb en récit.

Peut-on restituer ici ces paroles recueillies à la sauvette, ces mots furtifs qui nous surprennent, s’échappant par inadvertance de bouches qui, comme des blessures, ne cherchent qu’à se refermer ? Ces propos sont ceux d’enfants qui, animés du féroce désir de ne pas co-naître, se protégeaient de toute parole à leur entrée au Centre

Cette fillette qui n’avait, jusqu’alors, qu’un comportement de princesse mutique et stéréotypée qui, à la rentrée, se précipite vers les autres, les bras levés au ciel en criant de joie « ils arrivent, ils arrivent » et dont les embrassades subvertissent l’ensemble du groupe, transformant en fête le retour des autres.

Celui qui, à son arrivée ne pouvait aligner deux mots de suite et qui, quelques années plus tard, au cours d’une récréation, s’approchant des adultes en poussant un vélo avec beaucoup d’application, leur demande, dans un large sourire, en désignant du doigt un réservoir imaginaire : « s’il vous plait est-ce que tu peux me mettre du sens ? »

Clara, enfin, enfant autiste, coupée du monde -et je cite là ce qu’en rapportait l’ équipe du centre dans un récent congrès- Clara, muette depuis toujours, assise comme une pierre au conseil des enfants et que quelqu’un entend, par hasard, fredonner une chanson. Faisant taire le groupe celui-ci recueille dans un silence de cathédrale les mots de Julien Clerc : « Fais-moi une place » !

Bien d’autres mots ont constitué le chapelet des renaissances d’enfants qu’on disait vides avant leur entrée et voués, par la rééducation comportementale, à devenir des robots assagis.

Mais je voudrais, pour finir, redire la parole touchante d’un garçon qui, à sa sortie, voulut s’adresser à l’équipe, après sept ans d’une histoire collective mouvementée :
« J’ai souvent, ici, critiqué cette école de merde, pourtant aujourd’hui, je voudrais vous dire ma vraie parole : je vous remercie de vous avoir rencontrés »

C’est ce chœur constitué par les voix des enfants, enfants malheureusement aujourd’hui statistiquement calculables, souvent condamnés au silence par des artéfacts compensatoires, c’est leur parole vraie qui fonde l’institution fragile d’un « lieu pour dire », en tant qu’il garantit le mouvement de l’échange.


Il était une fois…
L’école communale de Guénouvry, « espace conservatoire des histoires singulières, fond culturel qui les contient toutes et leur donne sens »Comme l’écrit le professeur Jacques Hochmann.
Mais les poètes, le savaient, eux aussi,ce qu’il en était de cette place propre à la transmission :


« Un jour, une belle comparaison m’offrit l’occasion de comprendre le rapport du poète au monde, son « sens ». »

A la fin de sa « lettre à un jeune poète », R.M. Rilke évoque une barque que l’équipage de rameurs (ce pourrait bien être celui de Guénouvry) s’acharne à faire avancer sur une mer houleuse. Contre le bordé, vers la proue, il repère un homme qui ne participe pas à l’effort collectif mais qui chante (…)

« Tandis que son entourage ne cessait de se commettre avec l’immédiateté tangible et de la maîtriser, sa voix entretenait un rapport avec le plus lointain, nous y accrochait jusqu’à ce qu’il nous attire.
Je ne sais pas comment cela s’est produit, mais, soudain, cette figure m’a fait comprendre la situation du poète, la place qui est la sienne et l’influence qu’il exerce dans le temps ; j’ai bien compris qu’on pouvait lui contester toutes les positions hormis celle-là. Mais il fallait alors qu’on l’y tolère »

C’est la situation historique du Centre de Guénouvry, celle qui permet à une enfant dite mutique ,de chanter : » fais-moi une place. »

Voilà, Chers Amis, ce que, quasiment à mon insu (et qui, tout à l’heure, me rendait muet) j’essaie de vous léguer : la sensibilité à la voix si vulnérable de l’humanisation.

Dans le contexte actuel de déchirure du tissu symbolique, quand le juridisme obsessionnel protège les uns et les autres du risque douloureux de la rencontre, il faut chérir ces lieux dont l’esthétique, l’histoire et l’éthique permettent de conserver, avec patience et tolérance, un espace de subjectivation pour des enfants rejetés de toutes parts. C’est un effort sur soi permanent que l’animation de cette flamme qui y fait vivre la fiction d’une histoire vraie, c’est une inquiétude, c’est une tension constante qui nous enserre aux tenailles de l’existence.
Ainsi, à l’heure du passage, quand l’histoire s’apprête à de nouvelles résonances,
Je vous quitterai sur cette phrase de Virgile :

« Fils, je te lègue (avec Guénouvry) la vertu, la peine qui ne ment pas, d’autres t’enseigneront le bonheur »


Haut de page