Escapando de la critica, Pere Borrell del Caso, 1874 |
Texte de l'intervention faite par Agnès Maisonneuve, Jean-Edouard Batardière, Gilles Courant, à la journée d'étude organisée par le CREAI de Bretagne, le jeudi 2 décembre 2010, sur le thème "Que fait-on de l'inattendu dans l'institution".
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Introduction Peut-être
connaissez-vous ce tableau de Pere Borrell Del Caso, peint en 1874 et
nommé « Escapando de la Critica » où l’on
voit un enfant au visage tendu, au regard mi apeuré, mi étonné,
enjamber le cadre du tableau en se tenant fermement aux bords. Mais
arrêtons-nous quelques instants sur un autre tableau, sur une autre
histoire. Vous
l’aurez compris, le Centre de Guénouvry, c’est d’abord
l’expérience de l’ambiance, les « entours »
dirait Jean Oury. « Faire avec ce qu’il y a là »
dans l’incontournable de la vie quotidienne. Le
Centre de Guénouvry, Institut Médico-Educatif doublé
d’un Centre d’Accueil Familial Spécialisé, est
l’une de ces institutions. Depuis 2008, le Centre de Guénouvry
fait partie intégrante de l’Association Jeunesse et Avenir. Se
pose toujours à nous, équipe du Centre de Guénouvry,
avec la même force, le rapport entre psychose et institution, folie
et humanité, cette question du rapport que chacun entretient avec
la folie, peut-être avec l’inattendu, que chacun entretient
avec la parole, avec le signifiant. C’est d’abord Zora, enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, comme dirait Henri Rey-Flaud, qui, pendant un Conseil des Enfants, le corps avachi, le visage inexpressif, se met à fredonner au cours du débat la chanson de Julien Clerc « Fais-moi une place ». Souvenez-vous des paroles :
Comment, à partir de cet instant, élaborer avec elle cette autre place ? C’est
aussi Edgar, enfant au prise avec ses monstres intérieurs qui se
perche dangereusement sur le mur de pierre et fait les cents pas sur son
chemin de ronde. Il guette. Il est le Chevalier de Fronsac, dans le Pacte
des Loups, délégué par le roi Louis XV dans le pays
du Gévaudan afin d’élucider le mystère de la
Bête qui saigne les campagnes locales. Ou encore Ambroise qui a fait l’expérience du corps coupé, réparé, suturé par de multiples interventions chirurgicales qui, en cuisine pendant la préparation du repas, se retrouve en face d’un rôti de viande rouge sanguinolente, bardé et ficelé. Ca pourrait bien barder, dans le sens populaire, c’est-à-dire dans le sens de prendre une tournure violente … ça pourrait bien barder pour lui. Son regard change, le teint blêmit, il se fige. Avant que l’être ne s’évanouisse complètement dans une rencontre trop intense … pour aujourd’hui, ça suffira, il ira éplucher les carottes en espérant qu’enlever une couche de peau sur la crudité ne produise pas le même effet. Pour
cette journée d’étude, nous avons proposé comme
titre « L’accueil de l’inattendu n’est pas sans
conditions ». Accueillir l’inattendu, c’est pour nous
avant tout réfléchir à la question de l’institution
:
En effet, nous avons défini les lieux d'expression à Guénouvry, qu'ils soient individuels ou collectifs, comme étant des lieux où ce que l'enfant y dépose a une valeur singulière et n'est pas répété par l'adulte, à d'autres, à l'extérieur du lieu. Subitement, cette porte ne possède plus la fonction de garantir ce que chacun vient déposer dans ce lieu. Nous décidons donc de nous saisir de cette détérioration pour provoquer une réunion extraordinaire, avant le repas, avec l'ensemble des enfants et des adultes du centre. Cette réunion se déroule sous la véranda, lieu des instances collectives, telles que : le Conseil des Enfants, le moment d’inscription aux activités, le temps d'accueil et d'informations du matin, autant d'instances de parole et de décision qui rythment la vie quotidienne au Centre de Guénouvry. Nous décidons ce jour-là de suspendre le déroulement habituel de la journée pour créer l'évènement et parler ensemble de cet inattendu. L'adulte qui a constaté la dégradation de la porte parle de ce trou dans la porte et de ce que ça lui fait. Elle dit son incapacité à pouvoir garantir, seule, l'intimité de ce que chacun vient dire dans ce lieu. C'est l'affaire de tous, enfants et adultes. Chacun est renvoyé à une éthique de la parole et de la responsabilité pour soi et vis-à-vis d'autrui. Plusieurs enfants prennent la parole et disent, chacun à leur manière, ce que ce lieu représente pour eux. Une enfant manifeste par son comportement la perméabilité des lieux, exprimant sur la scène publique des scénarii de sa scène privée, et dit, à sa manière, qu'elle se sent menacée par cette confusion des lieux et des places de chacun, confusion qui mène à la folie. Un autre adulte intervient pour rappeler qu'il est interdit de détruire ce qui nous entoure. Nous décidons, entre adultes, de suspendre les entretiens individuels et les ateliers d'expression, jusqu'à ce que l'enfant qui a cassé cette porte en dise quelque chose. Un enfant dit son impatience d'aller manger et se désigne coupable, bien qu'il nous dise ne pas l'être. Un autre adulte dit qu'il ne s'agit pas simplement de soulager la tension du groupe, car celle-ci peut-être bénéfique dans le sens où elle vient réaffirmer l'importance de la vie, de la parole de chacun, et la manière dont celle-ci nous engage les uns par rapport aux autres. Le lien groupal autour de cet événement et son élaboration psychique ont produit des effets, pour chacun, et en particulier pour l'enfant responsable de cette dégradation. Celui-ci est allé dire à un adulte qu'il était responsable de cet acte. Cet enfant, arrivé à la rentrée, a effectué, à cette occasion, sa véritable entrée dans le travail de soin et d'humanisation au Centre de Guénouvry. Alors qu'auparavant il ne cherchait qu'à faire rire les autres enfants, en répétant des mots grossiers, il a pris conscience qu'une parole pouvait être sérieuse et entendue comme telle. Au Conseil des Enfants, il nous fait part dorénavant de ses idées, telles que la construction d'une cabane en bois ou son désir de tricoter. Alors qu'il se lève et réclame à sortir du conseil, le président du Conseil l'invite à soutenir sa parole auprès des autres enfants, s'il veut que celle-ci soit entendue. Il se rassoit alors, comme lesté par ces mots. Plusieurs enfants disent leur intérêt et les propositions de cet enfant sont reprises collectivement. Un atelier « Tricot » débute, lui permettant ainsi de mesurer les effets de sa parole dans la réalité, ainsi que la bonne dose de patience que cette affaire de mailles nécessite! L'inattendu, tel qu'il est figuré par le tableau de Pere Borrell del Caso , est hors cadre mais non pas hors sens si on s'applique à lui en redonner. Il vient nous convoquer à prendre position pour réfréner la jouissance du sujet et tenter de délimiter et nommer un lieu d'adresse possible. L'évènement insolite nécessite un effort de transcription, personnellement et institutionnellement, une transcription des effets de l'inconscient qui se manifestent là, pour pouvoir être ensuite réappropriés par chacun. Si sur la béance de la porte cassée vient se tisser un récit collectif et individuel (l'un se nourrissant de l'autre), alors le sujet peut ne plus errer indifféremment d'un point à un autre, et nouer des ancrages multiples et variés, à partir des différences qu'il perçoit entre les espaces et entre les Hommes. Le récit collectif sur cet événement peut permettre une historisation des expériences et un repérage de la place d'où l'on parle, à condition de faire ensemble cet effort constant de reconstruction d'un lieu pour dire. C'est ce que nous nous employons à faire et à refaire, tel un tricot inachevé, avant même que des évènements inattendus se produisent, et à l'occasion de ceux-ci.
2ème partie : « Il était une fois »
Avant
de vous conter l’accueil de Charlotte au sein de l’atelier,
je vais essayer de définir « ce pays des contes » à
Guénouvry. Cet
atelier est animé par deux éducatrices et un éducateur.
Il a lieu tous les jeudis après-midi. Quand l’enfant vient
à l’atelier, c’est d’abord parce que nous l’y
avons invité ou bien parce qu’il a souhaité s’y
inscrire. L’atelier
« au pays des contes » crée ce que Winnicott a décrit
comme un « espace transitionnel », espace intermédiaire
entre la réalité intérieure et celle extérieure
perçue par des personnes en commun.
Charlotte
est arrivée récemment au Centre de Guénouvry. Elle
a maintenant 9 ans et ce qui nous a frappé d’emblée
lorsque nous l’avons accueilli, c’est son agitation perpétuelle.
Elle fonce tête baissée dès qu’elle est attirée
par un objet, faisant fi des obstacles et des personnes qui l’entourent.
Malgré sa toute petite taille et son apparence fluette, elle déménage….
Elle adore renverser les objets tels que les chaises, semant la pagaille
si on ne l’arrête pas. Pendant ce temps, à l’atelier Contes, le loup, les 3 petits cochons, le chaperon rouge défilent mais ne semblent toujours pas accrocher son attention. Mais peut être la fonction la plus importante de l’atelier qui opère à cet instant pour Charlotte est la fonction de maternage. L’accompagnement corporel que nous mettons en œuvre auprès de Charlotte lors de l’atelier en l’enveloppant d’une couverture et en la tenant près de nous lui offre une contenance, un appui un peu comme le « holding » au sens défini par Winnicott. De
même, l’enveloppe sonore réalisée par le conteur
nous semble très importante pour Charlotte : la musique des mots,
le rythme du récit s’inscrivent en elle et permettent à
Charlotte de se laisser porter, de se relâcher… et le sommeil
la gagne. L’endormissement de Charlotte à l’atelier nous interroge fortement. Il contraste tellement avec son activité quotidienne débordante et incessante. Nous ne pouvons nous empêcher de penser au thème du sommeil développé dans certains contes et qui s’empare des héroïnes : Blanche Neige, la Belle au bois dormant…. Ce sommeil qui semble être comme une petite mort mais qui s’apparente plutôt à la vie sous jacente, en devenir …. Et qui ne demande qu’une reconnaissance pour être une renaissance. Ce sommeil, enfin, s’il est le signe d’un relâchement pour Charlotte, témoin d’un possible différent, est peut être également comme un voile, une protection face aux situations proposées. Face aux questions angoissantes soulevées par les contes, les enfants nous manifestent fréquemment leur désir d’être protégé, de se protéger …. Par exemple, en se cachant sous les couvertures lorsque le loup arrive. Quelquefois l’histoire peut provoquer des pleurs, une fuite de la pièce, une envie que cela s’arrête… D’où l’importance pour les adultes de rassurer, contenir et aider l’enfant jusqu’à la résolution proposée par le récit. Charlotte, sagement endormie a su quant à elle, trouver une protection efficace pour l’instant…
Jusqu’ici nous avons vu que Charlotte a été plongée dans le bain des Contes. Pierre Lafforgue ² dit que le conteur devra perfuser, nourrir l’enfant psychotique qui n’attend rien du narrateur. Cependant,
depuis le milieu d’année dernière, Charlotte commence
à manifester progressivement une autre position dans cet atelier.
Elle revendique sa place. Elle, qui se faisait souvent bousculer par les
autres enfants sans que cela semble la toucher, se met désormais
à jouer du pied pour repousser les « gêneurs »
qui empiètent sur son espace. De même, elle refuse désormais
d’être enveloppée dans une couverture et peut récemment
s’installer à petite distance de nous…
L’évènement n’est pas ce qui arrive, contrairement à l’accident, il est dans ce qui arrive « le pur exprimé », pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze, qui nous fait signe et nous attend. Il est ce qui doit être compris, ce qui doit être voulu, ce qui doit être représenté dans ce qui arrive. Henri Maldiney ajoute : « l’évènement, il faut être capable de s’en approcher, de passer à travers lui puisqu’il ouvre un monde nouveau, d’y passer tout entier sans laisser trop de débris dans le monde qu’on essaie de quitter ». L’institution apparaît alors comme un lieu d’échanges où les évènements qui surgissent se symbolisent dans une « élaboration narrative constante » (J. Hochmann). « Mettre des mots sur … » dit-on au Centre de Guénouvry. La fonction narrative, dans l’institution, permet de construire une histoire pour chaque sujet qui prenne en compte un peu des histoires de chacun, sans n’en oublier aucune, ni n’en faire valoir qu’une seule. Cette mise en histoire met chaque enfant sur le chemin d’avoir à perdre un peu d’histoire personnelle pour accéder à une histoire commune et ainsi gagner en partage émotionnel avec un autre ce qu’il perd en vérité historiale individuelle, ou pour reprendre Stern « découvrir que des symboles sonores peuvent ouvrir de nouvelles perspectives à l’imagination et en même temps dévaster ses anciens mondes non verbaux », articulation entre représentations de choses et représentations de mots. L’inattendu, c’est ce qui nous attend. Les évènements s’effectuent en nous, ils nous attendent et nous aspirent, ils nous font signe. Accueillir et accompagner un enfant, c’est l’entendre tel qu’il vient et non pas tel qu’il est prévu, tel qu’il est prévu qu’il vienne. La rencontre de l’inattendu - nous pourrions dire, en extension, la rencontre de l’imprévu, de l’impensable, de l’insolite, de l’incertain, de l’insu - c’est la rencontre de l’autre dans son opacité irréductible. Elle exige donc l’évidence de l’autre, si radicalement autre, si radicalement étranger.
1 - Hochmann Jacques, Pour soigner l’enfant autiste, Des contes à rêver debout. 2 - P. Lafforgue Petit Poucet deviendra grand, le travail du Conte. 3 - Margarita Xanthakou, article : Les contes, il faut avoir le temps de les rêver. |