Philippe Petit La France qui souffre Enquête sur la souffrance mentale et ses traitements dans la France contemporaine Editions Flammarion, 2008 |
Au siècle dernier,
on disait qu'on ne pouvait juger une société qu'à la façon
dont elle traitait ses malades mentaux et répondait aux questions que
ceux-ci lui posaient.
Nous sommes en passe de ne plus avoir à juger nos sociétés
sur ce mode, car elles ont réussi à rejeter les questions et les
fous, comme le bébé avec l'eau du bain. Le livre de Philippe Petit
: « la France qui souffre », dans une enquête documentée,
nous montre comment nos managers somnambuliques, assoupis sur une hypothétique
gouvernance, mettent en oeuvre la grande mutation humaine du XXIe siècle.
En effaçant « la vieille souffrance subjective » il s'appuient
sur le discours scientiste, à la botte du marché, pour promouvoir
ce « psycho- pouvoir », vecteur du totalitarisme, que dénonce
Bernard Stiegler.
C'est en effet, la caractéristique principale de ce mode économique
de gouvernance : il s'agit moins aujourd'hui, selon Alain Supiot (1): «
de fixer des règles que de créer des liens qui conditionnent le
comportement de chaque sujet de droit (État, syndicats, salariés,
chefs d'entreprise, etc.). Il n'existe plus dans un tel système, de sujets
absolument souverains, chacun devant se faire l'agent de régulation d'ensemble
qui n'est plus véritablement délibéré nulle part
».
Une culture disparaît, celle du soin, de l'accueil et de la reconnaissance
de l'autre, au profit d'un psycho comportementalisme normatif. Trois phénomènes
principaux transforment la psychiatrie :
- la réduction de la langue (le DSM est un code).
- la dénonciation de l'institution (les réseaux favorisent la
desubjectivation).
- l'extension du domaine du handicap (réduction de la santé au
social).
Le progrès tant attendu d'un nouveau millénaire, nous a fait passer
de l’asilaire au sécuritaire, du soin (au sens de prendre soin
de l'autre) à la répression bornée. L'expression d'un symptôme
n'est plus celle d'une souffrance ; d'ailleurs nous ne souffrons plus, nous
sommes dérangés par le symptôme. Glissement d'un sujet du
verbe, angoissé, à un usager, en risque d'usure, quand l'idéal
de « bien portance » gère, avec une feinte bienveillance,
les conditions sociales d'une jouissance sans limite. Le soin psychiatrique
a évolué du dire du patient à sa maladie et de celle-ci
à son comportement. La santé mentale, concept majeur d'un hygiénisme
rampant, est dès lors considérée comme un état de
bien-être physique total, invention d'experts statisticiens qui devient
évaluable, afin que sa réalisation vise bien plus la maintenance
sociale que la guérison. Le traitement des maladies mentales subit une
mutation insidieuse, l'écoute bienveillante des symptômes, expressions
d'une souffrance, se transforme en traitement carcéral d'un comportement
délinquant !
Avec intelligence, le propos de Philippe Petit évite de s'en prendre
à l'institution psychiatrique si souvent dénoncée par des
médias aliénés à l'image. En effet, les politiques
contemporaines de santé mentale s'occupent, non du contenu des soins
ou de leur sens, mais de leur organisation. Les marchands spectaculaires fascinant
aussi bien, une gauche victimaire et complexée qu’une droite arrogante
et libérée, imposent la loi du marché dans des champs où
subsistait encore, il y a peu, une approche humaniste.
Pour avoir raison de la psychiatrie, la nouvelle gouvernance (qui n'est rien
d'autre qu'un discours réducteur), propose, par exemple, des formations
aux « bonnes pratiques », véritable formatage au service
de l'ordre social dont le seul objectif, à peine masqué, est la
gestion de l'institution hospitalière qui, dans un contexte de concurrence,
soumet les professionnels à son idéologie. Invités à
transformer leur mission, ceux-ci sont, désormais, non seulement responsables
de leur acte mais aussi du coût qu'il implique. Ils sont eux-mêmes
la proie d'une objectivation forcenée, conséquence d'une révolution
sémiologique et épistémologique qui soutient d'une foi
aveugle les vertus dévastatrices des pseudo sciences cognitivo- comportementales.
Depuis quelque temps, la fiction scientiste, armée de nouvelles normes,
a servi bien des idéologues se prétendant défenseurs des
intérêts des malades. Un ancien ministre de la santé, suppôt
de la valeur économique, disait : « je suis le ministre des malades
» (2). Parole experte qui aurait dû requérir, pour le moins,
une expérience relationnelle directe avec ceux-ci, quelque chose comme
une pratique de la « common decency » (au sens de Georges Orwell),
bien souvent ignorée de ceux qui savent. Depuis, le malade a été
placé par la réglementation, au centre du dispositif institutionnel.
Pour s'opposer à l'arbitraire, on a éliminé, au lieu de
les interroger, les lieux d'accueil et de rituels institués, assumant
le symptôme comme expression de souffrance et porteur d'une demande de
reconnaissance d'humanité, en développant des normes juridiques
protectrices d’un individu libéré, nombril d’un monde
du handicap en extension.
L'emballement normatif s'adresse, d'abord et avant tout, à des consommateurs,
dans un processus manipulatoire d'individualisation de masse, favorisant le
« non-lieu » des réseaux , aux dépens de l’
institution, qui les façonnent ainsi, aux exigences d'une société
exclusivement marchande. Dé - solation et solitude (Hannah Arendt) sont
le tribut à payer pour un citoyen nouveau dont les supposés besoins
mènent à une véritable explosion des droits subjectifs.
En manipulant la dé- symbolisation, le libéralisme fait la part
belle au contrat, au duel, au tout calculable, et... à la peur du vide
dont il se fait le rempart. Promoteur d'une jouissance infinie, il manipule
la demande, la suscite, l'encadre pour se faire, ensuite, l'instrument de sa
prévention, sa rééducation ou son colmatage.
La psychiatrie en subit les conséquences de plein fouet : le mouvement
de désinstitutionalisation, pourtant issu de pensées progressistes,
de Michel Foucault à l'anti- psychiatrie, est récupéré
par une administration, en perte de repères et de valeurs autres que
statistiques, pour asseoir sa volonté de toute-puissance sur le traitement
gestionnaire des personnes et des institutions :
Ainsi tel institut médico-social de Loire Atlantique auquel on reproche
au nom des nouvelles normes, c'est-à-dire de nouvelles formes de ségrégation,
le mélange de populations et en particulier la présence parmi
les autres, d'enfants autistes ou psychotiques, en totale négation d'une
expérience de 30 années où ces enfants, en grande déshérence
psychique ont pu, dans un « espace de subjectivation » à
taille humaine, non seulement trouver la parole et se socialiser mais aussi
en remontrer à tous (y compris aux experts) sur l'avènement de
l’humanisation.
Aujourd'hui, normalisation libérale - progressiste et ordre social nouveau
impriment leur marque sur toute action soignante.
Autre exemple d'élimination du soin au profit du formatage économique
: ce démantèlement d’un service public hospitalier, opération
managériale proposant un projet pilote, à visée purement
économique, choisissant délibérément de détruire
l'un des fleurons de la psychothérapie institutionnelle, pour promouvoir
la psychiatrie dite nouvelle, arasant le symptôme, c'est-à-dire
dépouillant la folie de sa valeur humaine et restant sourde à
son appel d'humanité.
Le soin disparaît. Le sujet parlant fait place à un « bio-
individu », clivé de l'Autre, exposant sa mécanique complexe
à la dépression, devenue panne technique.
«
L'état visqueux a pris la place de l'État protecteur, il fait
voter 12 lois en un mois afin de s'assurer qu'aucune retiendra l'attention ».
La nouvelle gouvernance gère ainsi le narcissisme de masse, par sa faculté
de « monstration », d'accumulation d'informations et d'évaluations
justicières qui génèrent une disparition du sens commun.
« En réalité, la représentation chiffrée du
monde qui gouverne aujourd'hui la gestion des affaires publiques et privées
enferme les organisations internationales, les états et les entreprises
dans un autisme de la quantification... ».
Philippe Petit ne croit pas si bien dire : il est surprenant de repérer
combien les organisations managériales se construisent sur les mécanismes
de l'autisme. Deux de ses caractéristiques essentielles sont à
l'oeuvre : L'homogénéisation (c'est-à-dire l'absence de
style) et le clivage (c'est-à-dire l'absence de liens autres que la juxtaposition
à ses proches) constituent une armure sécuritaire. On sait qu'il
s'agit, chez un enfant autiste, de se défendre du monde extérieur
vécu comme intrusif, voire agressif, en éliminant le danger relationnel
que représente, pour lui, l’ affectivité, ce que, par ailleurs,
soutiennent, en le théorisant, les cognitivo- comportementalistes quand
ils excluent la dimension du transfert. C'est pourtant cette dimension qui est
gage d'humanité dans l'exercice quotidien de la narrativité, comme
le dit Jean Oury : « Dans le narratif, c'est le sujet lui-même qui
se met en question. C'est par le narratif qu'on peut accéder à
de véritables « groupe de contrôle », à des
analyses interprétatives du contre-transfert individuel et institutionnel,
au respect d'Autrui, etc. ». (3)
Doit-on éliminer, pour ces enfants, ce qui, dans la reconnaissance de
leur difficulté et son respect, les humanise ?
Ou l’autisme deviendra-t-il l'avenir de l'homme ?
En voulant transformer celui-ci en producteur- consommateur, les gestionnaires
des ressources bétaillères dénient ce que Freud appelait
« le travail de la civilisation ».
Comment avons-nous pu en arriver là ?
« Comment avons-nous pu vider la mer » ? (4)
Négligeant la valeur de la position d’énonciation, nous
sommes entrés, sans nous en apercevoir, dans une ère nouvelle
et souriante de casse systématique du sujet de la parole. Les énoncés
sans énonciation des experts en management nous laissent sans voix.
Pourtant,
Philippe Petit, est optimiste. Il croit pouvoir prédire un fiasco du
« management moderniste » : « l'idéal de santé
mentale promu par la poussée hygiéniste et l'idéal du travail
promu par le laisser- faire seront battus en brèche ». Il en appelle,
en conséquence, à l'avènement d'une « nouvelle conscience
collective ».
Si nous ne partageons pas complètement cette nouvelle béatitude,
nous pensons pouvoir dire qu’elle doit s'appuyer, pour les êtres
parlants que nous sommes sur un exercice intelligent de la langue et, dans une
ambiance permanente « de liberté instituée », une
interrogation de ces énoncés. Georges Orwell dont le parcours
a tant de points communs avec François Tosquelles, psychiatre catalan,
qui fondait son expertise sur son expérience de « fraternité
discrète », aux limites de l'humanisation, Georges Orwell, donc,
en dénonçant le pouvoir du « Novlangue », dans «
1984 » qui devait, ne l'oublions pas, s'appeler :« le dernier homme
en Europe », avait déjà perçu l'objectif insistant
du pouvoir : assujettir le langage, en mécanisant l'expression et en
détruisant la métaphore. « Le mot c'est la chose »
assène la propagande du grand frère, pour exclure la pensée
qui est un crime.
Le défi contemporain d'un « libéralisme – totalitaire
», adossé à l'économie de marché, est d'avoir
transformé, pour le maîtriser, le sujet parlant, le « parlêtre
» singulier, en individu communicant, robot émetteur - récepteur
dont le logiciel est soumis au disque dur de la gouvernance, induisant des formes
nouvelles de soumission individuelle et de souffrance sociale indicibles.
L'optimisme
ne peut être de mise que si nous pouvons résoudre, dans ces conditions
envahissantes d'assujettissement du langage, la question de la transmission
: comment pouvons-nous empêcher qu’au travail des « praticiens
du symbolique », hommes de parole, référés à
une histoire et à une langue, impliquant reconnaissance, partage et échanges,
ne se substituent des experts publicitaires régulant la communication
d'individus délivrés de leur subjectivité, dans la suspicion
du passé, de son imperfection et de ses malentendus ?
Comment, dès lors, transmettre les semences d'une « nouvelle conscience
collective », sans la plus rigoureuse vigilance sur la langue ?
Guy- Arthur Rousseau
décembre 2008
(1) A, Supiot. « homo
juridicus », Paris, seuil, 2005.
(2) Claude Evin, ministre de la santé.
(3) Jean Oury. « formation et institutions psychiatriques ».
(4) Nietzsche. « Le gai savoir ».