Lectures


François Dosse

GillesDeleuzeFélixGuattari
BIOGRAPHIE CROISEE

Edition La Découverte, septembre 2007

« Ecrire est une affaire de devenir,
toujours inachevé, toujours en train de se faire,
et qui déborde toute matière vivable ou vécue »
Gilles Deleuze
Critique et clinique, 1993

 

« Ecrire à deux est le privilège des amis qui partagent leurs idées ». En ce qui concerne Gilles Deleuze et Félix Guattari, la pensée à deux a permis bien davantage qu’un dialogue philosophique.

Stéphane Nadaud dit du travail commun de Deleuze et Guattari que « la force de leur rencontre, de leur amitié, est de leur avoir révélé à chacun leur multiplicité sans leur faire perdre individuellement l’identité nécessaire à leur machine d’écriture respective ». (Soixante-cinq rêves de Franz Kafka, Félix Guattari, préface de Stéphane Nadaud, Editions Lignes Essais).

François Dosse, historien, professeur des universités à l’IUFM de Créteil, redonne au travers de cette « biographie croisée » des deux penseurs, l’ambiance d’une période, celle de la seconde moitié du XXe siècle, faite d’un bouillonnement d’idées, un tourbillon de propos, un enthousiasme dans les rencontres, dans l’engagement, dans la création. Plusieurs noms viennent à l’esprit : Lacan, Althusser, Wahl, Alquié, Sartre, Merleau-Ponty, Jankélévitch, Chatelet, Oury, Foucault …

Comme l’annonce le titre de cet ouvrage, écrit en un seul mot, « gillesdeleuzefélixguattari », Françoise Dosse, au fil des pages, fait émerger « une sorte de troisième homme », fruit de l’union des deux auteurs. Stéphane Nadaud se demande même : « Y avait-il un Deleuze et un Guattari avant Deleuze-Guattari ? Deleuze-Guattari est-il un philosophe individualisable ? Y a-t-il un Deleuze et un Guattari après Deleuze-Guattari qui n’étaient pas le Deleuze et le Guattari d’avant le Deleuze-Guattari ? ». L’un et l’autre ont su préserver leur identité et poursuivre un parcours singulier.

D’un coté, Gilles Deleuze (1925-1995) : il est philosophe, homme de retrait et de silence. Il a enseigné la philosophie à l’université expérimentale de Vincennes. Il crée des concepts et publie de nombreux livres : Empirisme et subjectivité, 1953 ; Nietzsche et la philosophie, 1962 ; Le Bergsonisme, 1966 ; Différence et répétition, 1968 ; Logique du sens, 1969 … Il réactive les textes de Hume, Kant, Nietzsche, Bergson ou Spinoza.

De l’autre coté, Félix Guattari (1930-1992) est psychanalyste, ancien élève de Lacan. Militant pur et dur, administrateur et praticien à la clinique psychiatrique de La Borde, il est un homme d’intuition et de rencontre, il ne craint pas le vacarme. «Lorsque Guattari sent qu’une institution se perpétue, à vide, dans la simple gestion de son petit capital culturel, il n’hésite pas à prendre les devants et à la saborder, pour ouvrir ailleurs d’autres possibles » (p.50)

En 1969, Jean-Pierre Muyard, psychiatre à La Borde, décide de mettre les deux hommes en relation, tel un passeur. Rapidement, Deleuze convainc Guattari que l’heure d’une élaboration théorique est arrivée. En 1972, Guattari écrit Psychanalyse et transversalité, préfacé par Deleuze.

Cette écriture à deux donne quatre ouvrages : Capitalisme et schizophrénie, t.1 : L’Anti-Œdipe (1972), Kafka. Pour une littérature mineure (1975), Capitalisme et schizophrénie, t.2 : Mille Plateaux (1980) et Qu’est-ce que la philosophie ? (1991).

Le dispositif d’écriture de l’Anti-Œdipe, par exemple, est constitué par l’envoi de textes préparatoires écrits par Guattari et que Deleuze retravaille et peaufine en vue de la version finale. « Deleuze disait que Guattari était le trouveur de diamants et que lui était le tailleur » (p.18). Au travers des années et des ouvrages se développent plusieurs concepts : les machines désirantes, l’inconscient-machine, le corps sans organe, les lignes de fuite, les circulations de flux, le rhizome, la ritournelle, la transversalité, l’agencement collectif d’énonciation ...

Dans la première partie intitulée « Plis : Biographies parallèles », François Dosse commence par la trajectoire de Guattari (Itinéraire psycha-politique : 1930-1964, La Borde entre mythe et réalité, La vie quotidienne à La Borde) et poursuit par celle de Deleuze (Gilles Deleuze : le frère du héros, L’art du portrait, Nietzsche,Bergson,Spinoza :une triade pour une philosophie vitaliste, Le deleuzisme : une ontologie de la différence, Mai 68 : la rupture instauratrice).

La seconde partie « Déplis : Biographies croisées » traite de leur devenir commun à partir de la rencontre en 1969 (Anti-Œdipe, Mille Plateaux, Le CERFI, La révolution moléculaire, Deleuze et Foucault, Une alternative à la psychiatrie, Deleuze à Vincennes).

Avec la troisième partie intitulée « Surplis : 1980-2007 » nous voyons leur trajectoire se séparer. Au début des années 1980, Deleuze se donne pour objet l’étude du cinéma. De son côté, Guattari va surtout s’engager dans les mouvements écologistes. A l’insuffisance respiratoire de Deleuze semblent répondre les graves dépressions de Guattari. « Le penseur de la déterritorialisation se retrouve totalement dépourvu de ses attaches territoriales » (p.497). « L’euphorie créative liée au travail commun s’achève avec la publication de Mille Plateaux, en 1980, qui signe la fin sinon d’une amitié, d’une aventure commune » (p.498). Tout au long des années 1980, chacun doit retrouver sa propre respiration, définir de nouvelles directions personnelles. « C’est plus facile pour Deleuze qui bénéficie d’un ancrage universitaire que pour Guattari, plus isolé ». Guattari se replie sur lui-même.

Guattari meurt d’une crise cardiaque en août 1992. « Les fous ont pleuré quand O. (Oury) leur a appris la mort de Félix, le lendemain, au grand salon. « Merci de nous l’avoir dit comme ça » ont-ils répondu. En échange, même si beaucoup erraient, cette nuit-là, sans pouvoir dormir, ils eurent la politesse, la tendresse, de ne faire aucun bruit. La nuit a été calme. » (Marie Depussé, Dieu gît dans les détails, 1993, p.145).

Deleuze écrit un texte d’hommage « Pour Félix » dans la revue Chimères (n°18, hiver 1992-1993, p.209). « Ce qu’il y a de déchirant dans le souvenir d’un ami mort, ce sont les gestes et les regards qui nous atteignent encore, qui nous arrivent encore quand il a disparu. » (Deux régimes de fous.Textes et entretiens 1975-1995, Ed. Minuit, 2003, p.358).

L’état de santé de Deleuze ne fait que s’aggraver. Il subit des crises d’étouffement d’une violence de plus en plus grande. Plus encore que la souffrance, ce que n’a pas supporté Deleuze, c’est l’incapacité progressive de travailler, écrire, échanger. En novembre 1995, Deleuze se jette par la fenêtre de son appartement. Le journaliste Antoine de Gaudemar, reprenant le commentaire de Deleuze sur le suicide d’Empédocle, écrit que ce suicide relève à le fois de l’anecdote de la vie et de l’aphorisme de la pensée (« Le geste d’un philosophe », Libération, 6 novembre 1995).

François Dosse parvient à faire revivre ces deux personnages, leur histoire, leur parcours, leur rencontre, il montre comment ces deux hommes différents par leur formation, leur caractère, leur sensibilité, ont réussi ensemble pour construire une oeuvre exceptionnelle. « Dans cette biographie croisée, François Dosse, à partir d'archives inédites et d'une longue enquête auprès de nombreux témoins, met en évidence la logique d'un travail alliant théorie et expérimentation, création de concepts, pensée critique et pratique sociale. Il explore les mystères d'une collaboration unique, qui constitue une page toujours actuelle de notre histoire intellectuelle. » (Quatrième de couverture).

François Dosse est historien, professeur des universités à l'IUFM de Créteil. Il a publié à La Découverte : L'Histoire en miettes : des Annales à la " nouvelle histoire " (1987, 2005), Histoire du structuralisme (1991-1992), L'Empire du sens : l'humanisation des sciences humaines (1995), Paul Ricoeur, les sens d'une vie (1997, 2001), La Marche des idées. Histoire des intellectuels histoire intellectuelle (2003), Le Pari biographique, Ecrire une vie (2005), et Michel de Certeau, Le marcheur blessé (2002, 2007).

Gilles Courant / février 2008

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