Réflexions

10 èmes journées d'étude, de recherche et de formation de l'AIRE -Nantes 2005

(Association Nationale des Instituts Thérapeutiques, Educatifs, Pédagogiques et de leurs Réseaux)

 

Crient-ils de plus en plus fort ou sommes-nous de plus en plus sourds?

Une clinique au quotidien

Atelier n°5 - Jeudi 1er décembre 2005 matin

Un lieu pour dire - Institut Guénouvry

Marquer les limites pour garantir un lieu relève de la responsabilité des praticiens. Il ne suffit pas de désigner des sujets pour qu'ils existent, encore faut-il mettre en oeuvre les conditions de leur émergence.

 

« l’homme souffrant ira toujours à la recherche d’un lieu où il puisse parler, voir dissimuler sa souffrance psychique. Et ces lieux seront toujours – hors de soi et à l’intérieur de soi – des lieux institutionnalisés, c’est-à-dire des lieux, plus ou moins rituels, de rencontre et de parole, entretenus avec les autres ».

François Tosquelles

Introduction

1 - Mickaël, Retour vers le réseau

2 - Louis ou le temps d’entendre

3 - L’enfant « s’éparant » et l’accueil de ses parents

4 - Cyrille, Clara, Sullivan… et les autres, au Conseil des enfants

Guy Rousseau

Denis Lecointre

Julie Rouleaud

Jean-Edouard Batardière - Brigitte Roy

Gilles Courant

 


 

 

 

 

 

Introduction

 

Pouvons-nous les écouter crier, ces enfants, fût-ce de plus en plus fort, s'il est vrai que leur souffrance exige, pour se dire, qu'ils sortent d'un monde sans limite ? Ces limites dont nous devons, précisément, répondre pour garantir un espace pacifié où le symptôme, reconnu comme appel, aura, d'abord, une place à se faire.

Le Centre de Guénouvry est un ITEP, à taille humaine (doublé d'un CAFS), implanté dans une école rurale du nord de la région nantaise, dont l'agrément, singulier, indique un accueil de tout type de populations, des troubles du comportement à la psychose et l'autisme. La prise en charge spécifique qui en découle, héritée d'une histoire refusant toute ségrégation scientiste, implique l'existence d'un lieu contenant et rassurant, favorisant pourtant les scansions, les passages et les rythmes, privilégiant le mouvement instituant plutôt que l'institué.

Les témoignages qui vont suivre, illustrent, par de courtes anecdotes, le travail clinique avec des enfants qui, à partir d'une place re-trouvée, mobilisent leurs ressources psychiques, par l'exercice permanent de la parole et de la narration. Les témoins, dans leurs différentes fonctions, s’en portent garants :

- que ce soit dans l'accompagnement scolaire d'un enfant qui prend pied quelque part, avant de rejoindre le réseau extérieur dont il est issu,

- que ce soit par le poids du temps et d'une expérience de trente ans pour accueillir une parole en souffrance quand souffrance signifie aussi attente,

- que ce soit par le jeu des places différenciées "s'éparant", au sens ancien et inusité, aujourd'hui, de ruer dans les brancards,

- que ce soit, enfin, dans cette mise en tension de l'altérité, au conseil des enfants, qui s'arrache au chaos et aux tyrannies narcissiques, par son armature rituelle.


Bref, les histoires banales de pratiques cliniques quotidiennes qui répondent aux cris, de plus en plus forts, par le travail du processus de lien, de la contenance et de la métaphorisation, autant dire de la pensée.

Haut de page



1 - Mickaël, Retour vers le réseau

 

Je suis instituteur sous contrat avec l'état au Centre de Guénouvry. Dans la classe, chaque enfant a une place reconnue. Chacun y est accueilli afin d'effectuer des apprentissages scolaires, notamment l'apprentissage de la lecture, mais aussi afin d'y devenir un élève comme les autres et pouvant travailler en relation avec les autres.

Devenir un élève est un apprentissage difficile, souvent long, toujours lié au travail de développement personnel engagé dans l'institution. Pour qu'advienne l'élève, son identité d'enfant doit d'abord s'affirmer. Il ne peut pas, par exemple, donner du sens à l'écrit tant qu'il n'a pas pu connaître et donner du sens à sa parole. Il ne peut pas non plus engager un processus d'apprentissage si sa place d'enfant et d'élève n'est pas reconnue. Pour moi la progression scolaire est très souvent révélatrice de l'évolution personnelle.

La position traditionnelle d'une classe véritable, au sein de l'institution, en s'articulant avec les autres pôles (réalité et expression), produit les effets thérapeutiques qui sont recherchés par la psychothérapie institutionnelle.

La classe permet aux enfants, dans leur cheminement, de s'ouvrir vers l'extérieur en bénéficiant d'une intégration scolaire partielle, dans une école ordinaire. La situation de l'institution, dans un village de campagne, permet d'avoir un réseau d'écoles et de collèges d'une quinzaine d'établissements, avec qui il est possible de travailler en partenariat. Cette richesse nous permet de choisir l'école et la classe en fonction du projet individuel de chaque enfant.
Ce grand pas vers la socialisation, que représente l'intégration scolaire, est un temps essentiel du passage des enfants au Centre de Guénouvry. Le parcours scolaire de Mickaël illustre assez bien mon propos :

Mickaël est pris en charge depuis plusieurs années par un réseau d'aide quand il arrive, à dix ans, au centre. C'est un enfant frêle, solitaire, inhibé, craignant toute relation sociale.
Après un an passé à l'ITEP, l'institutrice qui me précède constate sa progression scolaire. En concertation avec l'équipe, qui assiste à l'ouverture de l'enfant aux autres, elle propose une intégration partielle dans la classe de cycle III d'une école voisine. Le choix de scolarisation que je fais, en accord avec les enseignants, ne respecte pas les critères d'âge. Le plus important pour moi est la possibilité de relation aux autres.
Il est primordial que l'enseignante, l'équipe pédagogique, et la classe choisies, soient parties prenantes dans l'accueil de l'élève. Ceci est d'autant plus important pour Mickaël qui a très peur de quitter son cocon pour se retrouver seul au milieu des autres enfants. Pour préparer son intégration, je rencontre plusieurs fois l'institutrice, la directrice et, quand l'école le demande, il m'arrive parfois de rencontrer la classe.
Mickaël commence donc par se rendre une demi-journée par semaine dans la classe de cycle III d'une école rurale de quatre classes. Je l'accompagne, à l'heure de la rentrée des classes, le matin, et l'attend le midi à la sortie de l'école. Afin de se singulariser le moins possible par rapport aux autres, il me semble indispensable, dans la mesure du possible, de respecter les horaires de l'école. Les conduites aller et retour me donnent l'occasion de parler avec Mickaël et de rencontrer l'institutrice afin de soutenir sa démarche.
Au cours d'un bilan de fin de période que nous effectuons l'institutrice et moi même, après un trimestre et demi de fonctionnement, nous constatons que Mickaël s'intègre bien à la classe et commence à progresser dans ses apprentissages. Nous souhaitons donc étendre son intégration scolaire à une journée par semaine. L'équipe du Centre, consultée, trouve cette évolution intéressante, pour Mickaël. Le troisième trimestre se déroule donc, au rythme d'une journée d'intégration par semaine.

En fin d'année, il se dit fatigué à la fin de sa journée et manifeste des signes de lassitude. Nous nous interrogeons sur les raisons de cette fatigue et sur le désintérêt qu'il éprouve pour le travail dans sa classe, alors que le début de l'intégration s'était bien passé. Parmi les causes possibles, nous pensons qu'une journée entière de travail lui demande un trop grand investissement personnel et qu'il se trouve, de ce fait, mis en difficulté dans sa classe et face aux autres. Il nous semble aussi nécessaire que Mickaël puisse continuer à participer à certaines activités qui ont lieu au moment de son intégration en classe. Nous décidons donc de poursuivre, l'année suivante, au rythme d'une journée par semaine, mais en la fractionnant en deux demi-journées.
Ce choix permet à Mickaël de se faire une place dans la classe et finalement d'y être plus présent. Les autres le considèrent désormais comme faisant partie du groupe. Il est invité à toutes les fêtes et sorties. Au cours de l'année scolaire, son temps de présence en classe passe progressivement à deux jours par semaine.
Bien que l'adolescence arrive, (il a eu 13 ans en avril de cette année là), et que l'écart d'âge s'accroisse entre Mickaël et les autres enfants, ses apprentissages progressent. Petit à petit, il se fait des copains. Il commence à jouer avec les autres, sur la cour. C'est pourquoi, en fin d'année, nous décidons ensemble (l'équipe et l'école) de poursuivre cette intégration l'année suivante, celle de sa sortie de l'Institution.
Mickaël reprend donc le chemin de l'école. Tout va bien … sauf pour l'Inspecteur de l'Éducation Nationale qui refuse, alors, à juste titre, la convention d'intégration que nous avons passée avec l'école En effet, un enfant de plus de 13 ans ne peut pas être inscrit dans une école primaire. Il nous conseille de chercher une SEGPA, si nous voulons poursuivre le travail effectué avec Mickaël.

L'équipe du Centre qui avait observé la progression de Mickaël dans une situation, en dehors des normes administratives, se trouve désemparée. Nous sommes proches d'un conflit pour soutenir ce que nous estimons comme une juste cause. Comme nous pensons que l'intégration de Mickaël est importante, étayée par son évolution au sein de l'institution, nous décidons de chercher un autre lieu qui puisse l'accueillir.
Je rencontre, donc, le directeur de la SEGPA la plus proche. Au cours de l'entretien, il m'apparaît clairement que ce gros collège, la structure de ses classes, les objectifs de la SEGPA qui accueille des élèves en rupture avec le système scolaire, ne sont pas adaptés à Mickaël qui risque ainsi de retrouver son insécurité et ses difficultés et de perdre les acquis d'une place où il se fait confiance. Il nous faut donc trouver une autre solution. Mais nous nous inquiétons et pensons être dans une impasse …
Or j'avais pris contact l'année précédente avec un collège proche du Centre de Guénouvry, à qui j'avais demandé d'accueillir un élève pour lui faire passer le SSR avec les élèves de 5ème. A cette occasion, le collège s'était ouvert à l'idée d'accueillir un élève en intégration scolaire. je reprend contact et, après plusieurs rencontres avec le directeur et l'équipe de professeurs, il est convenu que Mickaël intégrerait une classe de 6ème du collège, une journée par semaine. Cette solution correspond aux normes administratives mais représente aussi un défi pour un jeune d'un niveau scolaire de CE.
Devant cette demande singulière l'équipe de professeurs choisit de proposer une journée où Mickaël puisse avoir la totalité des cours d'une matière. La taille humaine de l'établissement choisi et l'implication de l'équipe enseignante, du personnel et des élèves de la classe, permettent à Mickaël de bénéficier de très bonnes conditions d'accueil et de poursuivre ainsi son cheminement.
Le refus de l'Inspecteur de l'Éducation Nationale aura poussé l'équipe à s'interroger sur l'intégration de Mickaël. Son passage au collège l'a valorisé, l'aidant à se dépasser, à devenir plus autonome et plus responsable, à se prendre en charge. Au Centre, cette évolution s'est traduite par des prises de responsabilités inattendues comme son élection en tant que délégué des enfants au conseil de la vie sociale. Il s'est mis peu à peu à s'affirmer, n'hésitant pas à prendre position ou à aider un plus jeune. C'est pourquoi, la question de sa sortie, dans les perspectives du projet individuel, nous a interrogés : les structures spécialisées (ITEP, IME …) ne nous semblaient plus opportunes pour lui. Soutenu par un réseau d'aide spécialisé, il s'est finalement inscrit en 6ème d'adaptation dans un collège ordinaire.

Mickaël a-t-il été entendu dans son parcours scolaire ? Pas toujours semble-t-il, mais il a au moins appris à crier de plus en plus fort, ce qui n'est pas, comme on le voit ici, un inconvénient.
Sans voix dans le réseau d'aide d'où il venait, il a repris la parole en se faisant une place au sein d'un groupe lui permettant d'étayer sa démarche scolaire pour se retrouver, à nouveau, dans ce même réseau, et s'inscrire dans une classe de 6ème d'adaptation, renouvelant le défi auquel il avait déjà été confronté …

Haut de page

 

2 - Louis ou le temps d’entendre

 


Je suis Assistante Familiale, au Centre de Guénouvry.
Notre travail consiste à accueillir les enfants du Centre, après 17 heures jusqu’au lendemain matin ; chaque Assistante Familiale accueille un enfant dans sa famille. Nous proposons à l’enfant notre lieu de vie personnel, nous lui offrons une place au sein de la famille, cet enfant n’est pas le nôtre, et notre spontanéité, si elle est nécessaire, ne suffit pas pour faire notre travail, en lien étroit avec le Centre. Cette place permet un temps familial, temps différent des autres et, d’abord, centré sur la possibilité de partager la vie intime de l’enfant. Le Centre a mis en place des réunions de travail avec l’équipe éducative, des formations, des entretiens, un groupe de parole pour les assistantes familiales. Ce groupe de parole est animé par un intervenant extérieur se référant à la psychanalyse, mais n’a aucun lien avec l’institution. Toutes ces interventions nous aident à prendre du recul dans ce que l’on vit au quotidien avec l’enfant et notre famille. Elles nous aident à trouver d’autres chemins qui nous permettent de ne pas se faire envahir par les symptômes et la souffrance de l’enfant qu’on accueille.

Je vais vous parler de l’histoire de Louis :
Louis est arrivé chez nous à l’âge de six ans, c’était un petit bonhomme tout maigre tout blanc et tout blond. Il arrivait de sa banlieue, nous habitons une maison de pierres avec de l’espace autour, sa première parole a été de dire « vous êtes riches !…», on ne le savait pas…
Louis ne possédait guère de vocabulaire et s’en servait très peu. Avec lui, la banlieue est arrivée chez nous, il nous a fait découvrir son monde. Au retour de chaque week-end il racontait : les poubelles en feu, le guet qu’il devait faire pendant que ses frères piquaient les auto-radios, les cailloux sur les flics, les « week-ends-escaliers » quand il pleuvait et que les parents n’étaient pas là ; l’appartement était fermé à clef, alors il restait dans l’escalier ; Louis ne s’en plaignait pas, il admirait ses frères qui étaient toujours frais sortis de prison ou prêts à y retourner.
De son père, il disait qu’il ne bougeait jamais son cul, de sa mère qu’elle gueulait souvent et qu’elle lui disait que j’étais une « grosse conne »…
Louis faisait pipi au lit, j’ai essayé toutes les méthodes pour l’aider à ne plus faire. Lors d’un entretien avec Paul, un éducateur, celui-ci me dit que je ne dois plus le lever la nuit, que Louis est assez grand pour ne plus faire au lit. Dès le soir, je dis à Louis que je ne le lèverai plus que Paul savait qu’il était assez grand pour ne plus faire pipi. Miracle, sûrement, depuis ce jour là… Louis n’a plus jamais fait pipi au lit !
Louis avait horreur de tout ce qui tournait autour des crayons, même les crayons de couleurs. Par contre, il aimait venir aux champignons avec moi et acceptait d’apprendre l’alphabet en chantant.
La vie de Louis était rythmée par ses week-ends agités, par les journées au Centre, les soirées et le mercredi après-midi chez nous.

Vers l’âge de 10 ans il est devenu plus éteint, il arrivait sale « je n’arrive pas à me retenir, le caca sort tout seul » disait-il. Je lui faisais laver ses slips et le rouspétais sûrement trop. Un soir, il sort un papier de sa poche, avec un numéro écrit dessus, il ne voulait pas me dire à quoi servait ces chiffres. Ce soir là, j’avais tout mon temps, Louis a pu me dire que c’était le code pour entrer dans l’immeuble où habitait un Monsieur chez qui il allait. Il me disait que ce n’était pas de sa faute, que c’est le Monsieur qui voulait. Je l’ai rassuré et avec du temps, il a raconté ce qu’il vivait douloureusement, pour quelques sous qu’il disait donner à sa maman. Je m’en suis voulu de lui avoir fait laver ses slips. La chance de Louis ce soir là, c’est qu’avec mon mari, nous avions tout notre temps et presque trente ans d’expérience. L’aveu de Louis ne pouvait pas rester chez nous. Louis ne savait pas écrire, je lui ai proposé d’écrire à sa place tout ce qu’il venait de dire avec ses mots. Dès le lendemain le Directeur du Centre à pris les choses très au sérieux, un signalement a été fait et Louis a été protégé. Une famille d’accueil de week-end lui a été trouvée. Louis a quitté sa banlieue, avec de la peine. Le Directeur, Louis et moi-même, avons été convoqués au commissariat. Dès l’entrée, Louis m’a dit « y’a que des keufs l’ad’dans ». On a eu bien du mal à lui faire comprendre que c’était pour son bien. Mais il a fini par admettre que les « keufs » pouvaient le protéger des autres. Il a refusé de se faire filmer et n’a pas dit grand chose. Malgré tout, l’enquête a été menée et, aujourd’hui, la justice est passée. Les médiations extérieures (police, justice, ASE etc…° ont été redynamisées avec l’institution, pour lui faire place et le protéger.
Petit à petit, Louis s’est reconstruit, il a commencé à aimer les crayons et a enfin participé au travail scolaire avec l’instituteur du Centre. A quatorze ans et demi, il est parti de chez nous et - victoire ! - il savait lire le programme télé…
De temps en temps, nous recevons un coup de téléphone en PCV, c’est Louis qui est au bout du fil. Il nous dit que tout va bien et qu’il a pu s’installer, faire sa place ailleurs.

Chez nous, Louis a pu parler, sans crier de plus en plus fort, dans un lieu où il savait son intimité respectée ; Mais ce lieu est articulé à d’autres, le Centre et les instances extérieures. Pourtant, ni auprès du Centre ni auprès de ces instances, qui le suivaient, sa parole n’avait pu se faire entendre…

Haut de page

 

3 - L’enfant « s’éparant » et l’accueil de ses parents

 


Quand les parents inscrivent leur enfant au Centre de Guénouvry, ils acceptent, parfois dans la douleur, l’idée qu’ils vont rester 5 longues journées sans le voir, et qu’en plus, il sera chez une « assistante familiale » le soir, et ça, pour certains, c’est vraiment beaucoup leur demander… Mais on leur a dit : « il n’y a pas de place ailleurs », ou bien « la CDES trouve que c’est un bon endroit pour lui ». A l’inverse, certains parents font eux-mêmes le choix de cette institution-là, et pas une autre. Diversité des demandes…
Et puis voilà, l’inscription est faite, c’est déjà la rentrée, et le taxi vient chercher cet enfant qui tient une si grande place dans la maison, maison qui peut paraître si vide après son départ. Il va falloir habiter ce temps, imaginer ce qui se passe là-bas, éviter de trop regarder sa chambre, signe de l’absence… On attend vendredi avec impatience !
Les jours passent, les semaines, puis les mois. La plupart des parents a pris le rythme, comme leur enfant. Quelques-uns nous parlent encore du spleen du lundi matin, mais beaucoup nous disent être plus disponibles pour vivre avec leur enfant le week-end, et parviennent à aménager leur semaine pour prendre du temps pour eux, sans culpabilité exacerbée.


Pour que cette distance géographique puisse prendre un sens, appropriation par l’enfant d’un espace personnel afin qu’il trouve sa propre place, et, dans la mesure du possible, qu’il soit partie prenante de sa destinée, il faut permettre un travail d’élaboration différente du lien parents-enfant. Et pour cela, nous proposons aux parents plusieurs types de rencontre, où leurs questions peuvent être abordées sous différents angles :
Outre des rendez-vous trimestriels avec le directeur et en présence de l’enfant, pour faire le point avec lui sur son projet individuel, outre des possibilités de rencontres avec le psychiatre, à la demande des parents, outre les réunions ou groupes de parents, la psychologue et un éducateur proposent, en binôme, des entretiens (2 par trimestre) centrés sur les relations des parents avec leur enfant.

C’est ce dernier type de rencontre dont nous allons parler, grâce à deux exemples.

Recevoir les parents… Les accueillir, les écouter, essayer de créer une ambiance favorable pour qu’au fil du temps ils puissent, s’ils le souhaitent, déposer leur histoire, leur souffrance, leur culpabilité d’avoir un enfant qui pose des problèmes, ou au contraire, dire leurs critiques et leurs regrets, parce que « ça ne va pas assez vite » ou « c’est pire qu’avant »… Le temps des uns et le temps des autres…

Serge est arrivé au Centre de Guénouvry à l’âge de 8ans. C’est un enfant plutôt renfermé, sombre, qui se dévalorise fréquemment. Placé en Famille d’accueil depuis l’âge de 3 ans, son inscription coïncide (et détermine) l’arrêt de la mesure éducative et judiciaire. Le père reprend donc son droit de garde, et recevra son fils, tous les week-end et vacances. Serge ne voit sa mère qu’une fois par mois.
* Eparer : verbe réfléchi (s’éparer) terme de manège synonyme de ruer.


Nous proposons à Monsieur A ce type de rencontre qu’il accepte tout de suite. Nous faisons donc la connaissance d’un homme à la structure mentale un peu rigide, qui parle beaucoup, sans pause, et très soucieux de l’avenir de son fils. Il est lui-même passé par le circuit ITEP et placement etc, et n’a accepté l’inscription de Serge que pour un temps donné. Il a promis à son fils qu’avant ses 12 ans, il serait revenu à la maison (il a une nouvelle compagne et un second enfant). C’est d’ailleurs le discours que tient aussi son fils : "je ne fais que passer".
Et puis le garçon se prend au jeu. D’effacé et boudeur, le voilà qui s’active, qui s’ouvre aux autres, qui peut aller un beau jour en intégration scolaire, devenir président du conseil des enfants, etc (3 ans rapidement résumés !).

Pendant tout ce temps, le père a continué à nous rencontrer (il n’a manqué aucun entretien !), et peu à peu, la confiance s’installant, il nous a dit ses doutes, ses peurs, son envie que Serge s’en sorte mieux que lui. Le parallèle père/fils était frappant: leur cheminement passant de la méfiance à la possibilité d'être reconnu et de s'ouvrir à une parole.
Lors d’un rendez-vous avec le directeur et son père, pour faire le point sur son orientation ou le renouvellement de prise en charge et alors qu’il arrivait à la limite fixée par son père, Serge, approchant de ses 12 ans, a pu lui dire qu’il avait encore beaucoup à apprendre au Centre, que cela l’aidait à grandir, et qu’il souhaitait y rester encore. Le père, stupéfait, a fini par accepter d’entendre cette demande, même si revenir sur sa « promesse » lui semblait à priori inimaginable.

Serge, très admiratif envers son père, mais ayant encore du mal à s’affirmer face à lui, a donc choisi une des instances proposées pour dire et faire entendre sa parole. Et le père, qui avait saisi que le souhait de son fils pouvait différer du sien, a fait confiance à son garçon, et a entériné la décision, tout en continuant à nous faire part en entretien de ses interrogations sur ce sujet.

Le deuxième exemple nous mène à Dimitri, 6 ans lors de son inscription.

Les parents sont assez réticents à se livrer dans le cadre des entretiens, et il faudra plusieurs années pour que la maman surtout, se sente en sécurité. C’est alors qu’elle pourra nous parler de la naissance de son enfant et nous dire qu’elle le voyait comme un étranger, qu’elle n’a pu lui sourire avant l’âge de 2 mois, qu’elle ne s’est jamais sentie maternante envers lui. Pour compenser cette culpabilité, elle s’en occupait beaucoup, mais sans chaleur, et ne le confiait jamais à personne. Suite à cette parole, Madame B. a pu porter progressivement un autre regard sur son fils, répondre à ses demandes affectives et entretenir des relations plus sereines avec lui.
Lors du dernier entretien, juste avant la sortie de Dimitri, Madame B. nous a confié, avec beaucoup d’émotion, que ces rendez-vous réguliers l’avaient sans doute empêchée de commettre l’irréparable, et qu’ils l’avaient beaucoup aidée dans son cheminement propre et l’accompagnement de Dimitri.

Garantir aux parents un lieu où ils seront écoutés dans la souffrance liée à leur enfant, est sans doute une condition pour que la structure familiale s’articule avec plus d’aisance et que soit entendue la parole de chacun.

 

Haut de page

4 - Cyrille, Clara, Sullivan… et les autres, au Conseil des enfants

 


C’est lundi ou peut-être jeudi. La cloche vient de sonner. Les enfants et les adultes se dirigent maintenant vers la « salle des enfants ». Il est bientôt 15h 45. Les chaises sont disposées en demi-cercle, prêtes pour l’assemblée. Chacun se trouve une place dans le brouhaha. Sur l’estrade, un enfant assisté d’un adulte est assis à la table officielle. C’est le président. Dès que le calme est revenu, le président prend la parole : « le Conseil des enfants est ouvert ». La formule est lancée, la séance va durer une demi-heure.

Je suis éducateur et, pendant plusieurs années, j’ai eu cette fonction particulière de soutenir la place de l’enfant-président, de maintenir le cadre général du Conseil des enfants, donc d’assurer le bon déroulement de la séance. Ca paraît simple, ça ressemble à du déjà vu, du déjà entendu, à une animation de groupe presque ordinaire, en quelque sorte : l’un parle, les autres écoutent ... le président « donne la parole », selon la formule consacrée, avec une équipe qui crée les conditions pour que chaque sujet, tissé de langage, la prenne, et que la confusion se désorganise.

Alors pourquoi est-ce si complexe et délicat dans la réalité ? Comment témoigner de « ce qui s’y passe » ? Comment témoigner d’une clinique quotidienne collective ? Pourquoi, après trente années d’une pratique institutionnelle du Conseil , ne sommes-nous toujours pas parvenu à obtenir la composition de son alchimie ?

Pour tenter d’y voir plus clair, je vous livre quelques éléments sur notre conception du Conseil des enfants. Nous devons être vigilants à ce que le Conseil ne soit pas instrumentalisé par les adultes, et devienne un « gadget » supplémentaire. Nous souhaitons qu’il soit une véritable instance sur l’échiquier institutionnel, un espace de construction, mis en place dans une perspective de désaliénation, au niveau social, de responsabilisation de chacun, au niveau thérapeutique, dans sa fonction d’accueil (avoir une place) et de « gestion » de l’ambiance. Ainsi, en rapport avec la réalité institutionnelle, les enfants élisent leurs propres délégués au Conseil de la Vie Sociale. Leur citoyenneté y est engagée.

Clara, enfant autiste, ne dit jamais rien au Conseil. Assise entre deux, elle est comme écrasée, un peu avachie, son visage est quasi inexpressif. Ses gestes de la main, stéréotypés, viennent, régulièrement, nous rappeler sa présence.

Je sais combien il est difficile, pour l’adulte, de faire en sorte, non seulement que le conseil avance dans les points à traiter, dans les décisions à prendre, dans son rythme et sa tonalité, mais également que la présence et l’expression multiforme de chacun soit prise en compte : remarquer un détail, dégager l’attitude d’un enfant, réussir à entendre l’imperceptible, à le saisir, à l’interpréter et le transmettre aux autres, repérer, qu’à sa manière, l’enfant apparemment en déshérence, participe au groupe.

Clara donc, un jour, se met à fredonner une chanson au beau milieu d’un Conseil des enfants. Nous aurions d’abord eu envie de lui dire que ce n’est pas le moment, qu’elle peut dire les choses autrement, mais cette fois-ci, je demande aux enfants d’écouter, comme un appel, cette chanson de Clara. Je ne sais pas où cela va conduire , mais c’est ça le conseil. Nous tendons l’oreille et un adulte de l’assemblée finit par reconnaître la chanson de Julien Clerc « Fais moi une place »…

Se laisser surprendre, se saisir du moment, lâcher l’institué pour chercher la ligne de l’instituant, de l’événement, du mouvement d’un sujet en marche. Se décaler légèrement parce que les mots n’arrivent pas là où nous les attendons, ni quand nous les attendons…


L’enfant, dès son arrivée au Centre, est, si l’on peut dire, pris par l’ambiance de cette instance et de son fonctionnement. Les autres enfants savent à leur manière lui apprendre, lui rappeler que c’est aussi dans ce lieu que quelque chose peut se jouer pour lui, peut surgir, se passer, se discuter. L’enfant saisit progressivement qu’il peut, par son expression, par son dire, agir sur cette ambiance. Il se trouve engagé dans un ensemble vivant, concret, avec son histoire, ses lois, ses coutumes, sa culture, confronté à une « armature symbolique ».
Sullivan est entré depuis peu au Centre. Il est présent physiquement à tous les conseils, parvient même maintenant à y rester du début à la fin, mais laisse encore trop souvent sa chaise vide, préférant se coucher par terre, recroquevillé. Il est là, certes, mais ne donne pas l’impression d’écouter, de suivre les échanges. Il ne semble pas intéressé. Nous acceptons cette position car nous savons que, s’il reste là, le temps joue pour lui. Un jour, le Conseil des enfants étant à peine commencé, Sullivan surprend tout le monde lorsqu’il se redresse brusquement et dit : « Arrêtez, arrêtez, il manque Cyrille ! ». Sullivan a raison. Nous l’invitons, alors, à aller chercher Cyrille, un autre enfant autiste, lui-même sans lien avec les autres, et attendons. Ils reviennent tous deux, Sullivan tenant la main de Cyrille, en parfait accompagnateur. Les deux enfants s’assoient, nous relevons l’importance de ce qui vient de se produire, de ce qu’a fait Sullivan dans l’accueil de Cyrille. Le fait est d’autant plus marquant que Sullivan, globalement, est dans une permanente fuite en avant, au service de l’évitement de toute relation, de tout contact. L’absence d’un enfant au Conseil lui était pourtant intolérable. Il nous rappelait simplement que le Conseil des enfants n’a de sens que si tous sont présents.
Pour qu’il ait encore plus de sens, le Conseil des enfants ne doit pas être une entité isolée ; il s’articule organiquement avec les autres instances, il est un des éléments de la réalité institutionnelle (réunion hebdomadaire d’équipe, informations sur la vie de l’institut, Conseil de la Vie Sociale). En mettant en jeu la citoyenneté, le Conseil des enfants favorise le sentiment d’appartenance de chacun de ses membres, forge, place par place, le collectif et participe à ce que Jacques Hochmann appelle le « conservatoire collectif des histoires singulières ».


Malgré ses moments de confusion, le Conseil des enfants nous donne l’illustration d’une instance symboligène. Il fonctionne avec un ordre du jour, préparé par le président et l’adulte-assistant. Des points sont régulièrement abordés :


- les responsabilités : après chaque période de vacances scolaires, il s’agit de nommer des enfants comme responsables de certaines tâches de la vie quotidienne. Le bilan de ces responsabilités est régulièrement fait, pour savoir si elles ont été effectuées et si les enfants peuvent ainsi avoir leur rémunération. Plusieurs responsabilités existent (exemple : responsabilité de la tenue du bar, responsabilité de la caisse des enfants, responsabilité du ramassage et de la vente des œufs ...).
- les dépenses et les recettes de la caisse des enfants.. Deux questions se posent : que dépenser avec l’argent de la caisse ? Comment faire en sorte qu’il y ait de nouvelles rentrées d’argent dans la caisse ?
- les demandes ou sujets que les deux représentants des enfants auront à présenter et à défendre au Conseil de la Vie Sociale.

Mais poursuivons par cette autre histoire : deux enfants sont responsables de la mort d’une poule. L’événement particulièrement violent et anxiogène ravive les souffrances intimes, vient bousculer la vie quotidienne de l’ITEP. Il devient l’affaire de tous, renvoyant le groupe à une éthique de la responsabilité. Si dans un premier temps, notre travail se situe du côté de la loi, de la restauration, du côté d’une réaffirmation de l’importance de la vie et du rapport aux autres, le lendemain, s’ouvre, inévitablement, pour les deux enfants, un second temps : celui de la sanction et de la réparation, d’un point de vue financier et matériel. A l’ordre du jour du conseil est donc inscrit : « la poule ». Malgré la violence des faits, le débat est serein. Le lien groupal autour de l’événement a produit son effet : il rassure et permet d’exister par la parole. (Le conseil des enfants a aussi une fonction de limitation voire de refoulement).

Deux décisions sont prises par les enfants :

La première décision est la suivante : la poule avait été achetée avec l’argent de la caisse des enfants, suite à une décision lors d’un précédent conseil (avoir plus de poules pour avoir plus d’argent). Les deux enfants devront donc acheter une autre poule.

La seconde décision est plus surprenante, quand on sait qu’elle est élaborée par un enfant : les deux enfants devront rembourser l’équivalent de la vente des œufs que la poule aurait pondus, si elle avait encore été vivante, jusqu’à ce que la nouvelle poule soit achetée. Le groupe d’enfants découvre ainsi le manque à gagner. Ce remboursement se fera par le ramassage hebdomadaire d’un sac de crottin de cheval, à vendre par la suite comme engrais ! Démontrant ainsi que le groupe est arrivé à un niveau sophistiqué d’élaboration...

La construction ou la reconstruction, dans cet espace du Conseil des enfants, aide à l’élaboration psychique. Il s’agit de reconnaître et de garantir à chacun une place repérée, pour soi-même et vis-à-vis des autres, afin qu’advienne une parole qui prenne valeur, dans un ensemble consistant, dans un rapport d’altérité et de sociabilité, une parole qui signe sa place d’ « un parmi d’autre »(D. Vasse), dans un désir d’être et de faire ensemble.

Les enfants du Centre de Guénouvry doivent s’approprier le Conseil des enfants. C’est ce travail, clinique du quotidien, sans cesse à remettre en jeu, que soutiennent les adultes. Le Conseil des enfants est conçu pour vaincre la surdité, pourtant on y crie parfois très fort…

 

Haut de page